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Anchorage – le 12 mars.
Que se passe-t-il en Alaska ? Telle est la question que l’on se pose à Washington après les événements qui se sont déroulés il y a quelques jours à Kunizali, petit village de pêcheurs sur la mer de Behring, événements qui viennent seulement d’être divulgués.
Résumons les faits. Vendredi matin, à l’aube, les gens de Kunizak dormaient encore pour la plupart, quand un gros bateau à moteur, venu on ne sait d’où, pénétra dans le port et s’y amarra. Une cinquantaine d’hommes, pour la plupart des Asiatiques, débarquèrent et se répandirent dans le village. Aussitôt, le massacre commença. Profitant de l’effet de surprise, les cinquante hommes enfoncèrent les portes des habitations et tuèrent quiconque leur tombait sous la main à l’aide des coutelas dont ils étaient armés. Ensuite, ils mirent le feu aux maisons, pour finir par regagner leur bateau qui reprit aussitôt le large.
Quand les forces de l’ordre stationnées dans la villa voisine, et qui avaient été averties téléphoniquement, arrivèrent sur les lieux, elles ne purent que constater l’ampleur du désastre. Plusieurs dizaines de personnes sauvagement assassinées, toutes les constructions, pour la plupart en bois, détruites par le feu, des bateaux coulés et incendiés. Quant au vaisseau ayant servi à amener les assaillants, il avait disparu sans laisser de traces.
D’après les témoins de l’attaque, les mystérieux agresseurs avaient commis leurs forfaits sans passion apparente, comme si aucun sentiment, de colère ou de haine ne les avait animés. Ce détachement n’est pas une des circonstances les moins curieuses de cette inexplicable attaque.
Si la surprise avait été complète, il n’en est pas moins vrai que certains habitants de Kunizak avaient tenté de se défendre, blessant et tuant même plusieurs des assaillants. En se retirant, ceux-ci avaient emporté ceux d’entre eux mis hors de combat, à l’exception d’un seul, abattu d’un coup de fusil de chasse et oublié derrière un hangar. Le corps, vêtu comme tous les assaillants d’une combinaison d’épais tissu jaune, était celui d’un homme sans âge et qui portait, physiquement, les traces de plusieurs opérations chirurgicales assez récentes. À la hauteur du cœur, il avait l’empreinte, imprimée au fer rouge, d’un petit masque cornu de démon. Ses poches ne contenaient aucun papier d’identité, ni rien qui pût permettre de l’identifier.
Autre détail étrange : sur le port, un drapeau avait été planté, portant, sur fond jaune, l’image d’un masque noir cornu, réplique parfaite de celui imprimé au fer rouge sur la poitrine du mort.
Bien que l’enquête menée par le F.B.I. n’ait rien laissé au hasard, on s’interroge encore à l’heure actuelle sur les motifs de cette agression. On a pensé tout d’abord qu’il pouvait s’agir d’un quelconque acte de piraterie mais, bientôt, cette possibilité dut être écartée. En effet, il apparaît que les attaquants n’auraient emporté le moindre butin, se contentant uniquement de semer la terreur dans la ville en tuant, détruisant et incendiant.
Dans la mesure du possible, nous tiendrons nos lecteurs au courant des suites de l’enquête.
Bob Morane laissa retomber l’exemplaire du Times dans lequel il avait lu les lignes qui précèdent, et il releva la tête vers Bill Ballantine, assis en face de lui, dans un confortable fauteuil de cuir patiné.
— Drôle d’histoire, hein, Bill ?
L’interpellé secoua ses lourdes épaules de géant et fit la grimace, en disant :
— Drôle d’histoire… Ça vous pouvez le dire, commandant…
Son visage se fit grave, comme s’il cherchait à rassembler des souvenirs puis, soudain, il se dérida et, sursautant légèrement, déclara encore :
— Il me semblait bien que ça me rappelait quelque chose… Attendez…
Le colosse se leva et alla à un bureau de style Tudor, dont il fouilla les tiroirs durant quelques instants. Finalement, il revint triomphant vers son ami en brandissant une coupure de presse.
— J’ai trouvé, dit-il. J’ai découpé ça dans le San Francisco Chronicle… Cela date de quelques semaines… Écoutez…
MYSTÉRIEUSE SÉRIE DE MEURTRES
À CHINATOWN
San Francisco, le 20 février.
Nous avons parlé précédemment d’une série de meurtres énigmatiques, et qui semblaient être l’œuvre d’une même organisation d’assassins, ayant au cours des semaines précédentes jeté la perturbation parmi la population du quartier danois.
Rappelons brièvement les circonstances de ces meurtres, au nombre de quatre et qui tous, semblent s’être déroulés de la même manière. Une personnalité chinoise de Chinatown reçoit l’ordre d’adhérer à une société secrète dont les buts et la nature exacts sont jusqu’ici demeurés inconnus. Si l’intéressé ne s’exécute pas, il reçoit un premier avertissement. Ensuite, on lui envoie un tueur qui le poignarde. Plusieurs témoins ont aperçu le tueur en question ; certains affirment même qu’il y en avait plusieurs, mais qui se ressemblaient assez étonnamment. Il s’agissait toujours d’un homme vêtu de noir, un Asiatique – un Chinois pour certains, un Malais pour d’autres – au visage glacé, aux regards absents, et qui effectuait les moindres gestes avec un détachement total, comme s’ils ne le concernaient pas.
Décidée à mettre le ou les mystérieux exécuteurs hors d’état de nuire, la police intensifia sa surveillance, ce qui permit de capturer un individu au moment où il pénétrait chez Mr. Samuel Yin, gros commerçant de Chinatown qui, voilà quelques jours, reçut une lettre de menace pour n’avoir pas accepté d’adhérer à la société secrète dont il est parlé plus haut. L’homme était un Chinois, vêtu d’un costume noir d’assez mauvaise qualité. Il était armé d’un poignard en tout point semblable, aux dires des médecins légistes, à celui ou ceux, ayant mis fin aux jours des précédentes victimes. On ne découvrit pas le moindre papier sur lui, et on ne réussit pas à lui arracher le moindre renseignement sur son identité, ni sur les raisons qui l’avaient poussé à pénétrer chez Mr. Samuel Yin. Les services anthropologiques de la police ont cependant fait quelques découvertes intéressantes. En effet, une visite corporelle révéla que le prisonnier avait, récemment, subi une grave opération chirurgicale à la tête. En outre, il portait, sur la poitrine, une marque au fer rouge représentant le masque cornu d’un démon. On espère que ces deux derniers indices permettront aux enquêteurs d’identifier leur suspect car, à l’heure présente, le Chinois n’a pu encore être inculpé d’aucun crime précis, et il garde d’ailleurs le mutisme le plus complet à toutes les questions qui lui sont posées.
À son tour, Ballantine interrompit sa lecture, passant sur des considérations et de vagues déductions que le reporter, ou le rewriter, avait cru bon d’ajouter de son cru.
— Qu’en pensez-vous, commandant ?
Bob Morane passa la main droite ouverte dans la brosse drue et sombre de ses cheveux, ce qui pouvait parfois être chez lui un signe d’embarras.
— Ce que j’en pense, Bill ?… Sans doute la même chose que toi… Le Chinois à l’air absent, détaché de toutes choses, et les interventions chirurgicales, le petit masque de démon marqué au fer rouge dans la chair de la poitrine… Tout cela colle magnifiquement, et je ne m’étonnerais pas outre mesure si les tueurs de Chinatown et ceux de Kunizak avaient la même origine…
Morane se tut et, pendant quelques secondes, son compagnon guetta sur ses lèvres de nouvelles paroles, qui ne vinrent pas. Alors, Ballantine se décida à interroger :
— Croyez-vous qu’il fasse à nouveau parler de lui ? Bob eut un geste vague.
— Je n’en sais rien Bill, mais tout cela est dans sa manière… Et puis, il y a ce masque de démon imprimé sur la poitrine des tueurs, et aussi sur le drapeau jaune laissé à Kunizak… Tout semble indiquer qu’il y ait du Monsieur Ming là-dessous…
— L’article de San Francisco m’avait déjà intrigué, dit Ballantine, et c’est pour cette raison que je l’avais gardé… Par la suite, j’ai oublié de vous le montrer… Personnellement, je suis persuadé également que l’Ombre Jaune est responsable de ces meurtres à San Francisco et de cette inexplicable attaque de Kunizak…
Monsieur Ming, allas l’Ombre Jaune, était un Mongol d’une intelligence prodigieuse, tournée vers le mal, chef d’une puissante organisation secrète, le Shin Than, dont le but était de ruiner la civilisation occidentale pour la remplacer par celle de l’ancienne Chine. C’était un étrange personnage que ce Ming, avec son caractère mêlé d’idéalisme et de cruauté. Il se disait immortel et, en fait, grâce à sa science, il l’était un peu. Ce qui le rendait surtout redoutable, plus que sa fortune, qui était colossale, c’était son intelligence et son savoir qui, poussés à un degré extrême, en faisaient un monstre impitoyable. Lui-même affirmait être un démiurge, et certains le considéraient comme une incarnation de Satan.
À de nombreuses reprises, Bob Morane et son ami écossais Bill Ballantine avaient eu l’occasion d’entrer en lutte ouverte avec le terrible Mongol, qu’ils avaient mis en échec, sans jamais le vaincre définitivement.
Durant quelque temps, les deux amis avaient pu croire que leur redoutable adversaire avait mis ses activités en veilleuse. Mais il n’en était rien apparemment. Bob Morane était venu de Paris pour passer paisiblement quelques jours avec Bill, à Londres, et voilà que Monsieur Ming remontrait le bout de l’oreille.
Ballantine jeta un coup d’œil à la pendule posée sur la cheminée. Il était huit heures du soir.
— Ming ou pas Ming, dit le géant, il nous faut songer à manger. J’ai l’estomac tellement vide qu’on pourrait y loger un rhinocéros avec sa corne…
Morane hésita, saisi peut-être par une légère lassitude. Il était confortable, le petit appartement londonien de son ami, au dernier étage d’une vieille maison de Soho. Au-dehors, régnaient les derniers brouillards de l’hiver, traîtres comme des vapeurs empoisonnées. Bien sûr, Bob connaissait trop bien les fogs de Londres, et d’ailleurs, pour que cela le fît reculer. Sans doute se cherchait-il des excuses.
— Si on se contentait de manger des sandwiches, dit-il. Fait pas folichon au-dehors avec ce brouillard à microbes…
Bill éclata d’un rire gras.
— Nous autres Écossais, lança-t-il, nous ne les craignons pas, les microbes. Quelques bons verres de whisky et on est prémuni contre toutes les épidémies…
Bob Morane n’insista pas. Il savait que, quand la fringale tenait son ami, il se serait traîné sur le ventre, à travers tous les dangers, pour un steak pommes frites.
Bill connaissait, dans Soho, un petit restaurant italien qui faisait les meilleurs spaghettis du monde, ou presque, et ce fut l’estomac à ce point lesté de pâtes qu’on aurait eu de la peine à y glisser un simple brin de vermicelle que les deux amis se retrouvèrent au-dehors, poursuivis par un air de bel canto massacré par un pick-up nasillard. Ils se sentaient lourds tous deux car, non seulement ils avaient abusé de spaghettis, mais en outre ils avaient un peu forcé sur le chianti.
— En tout cas, fit Bill alors qu’ils s’éloignaient du restaurant, on a de quoi affronter le brouillard à présent. Et puis, avec la soute à biscuits pleine, on ne risque pas de faire des rêves d’affamés. Un jour que je m’étais couché sans dîner, j’ai vu, durant toute la nuit, des plats de choucroute défiler devant moi. Eh bien ! vous le croirez ou non, commandant, le lendemain, je souffrais d’indigestion. C’est depuis ce temps-là que je ne puis plus sentir la choucroute…
— Possible que nous ne fassions pas de rêves remplis de victuailles, reconnut Morane. Mais, gavés comme nous le sommes, nous allons immanquablement au-devant des cauchemars les plus perfectionnés…
Avec insouciance, Ballantine haussa les épaules.
— Bah ! fit-il, avant de nous coucher, nous avalerons un petit night cap… Rien de tel pour favoriser la digestion…
Il ne fallait pas attendre la nuit, ni une digestion laborieuse pour engager Bill à prendre le night cap dont il venait d’être fait mention, car il commençait en se levant « au cas, disait-il, où il se produirait une soudaine éclipse de soleil »… Bob faillit le faire remarquer, mais il y renonça et se contenta de frissonner, car le brouillard de mars pénétrait à travers son trench un peu trop léger pour la saison. Et puis, il y avait également en lui une certaine inquiétude. Les allusions à l’Ombre Jaune, tout à l’heure, l’avaient mis mal à l’aise. Bob savait en effet que, quand le terrible Mongol montrait le bout de l’oreille, les calamités ne tardaient guère à s’abattre.
Tout en marchant, le Français se prenait à regarder autour de soi avec appréhension. Non qu’il eût peur, car il fallait autre chose qu’une vague menace pour briser la résistance de ses nerfs d’acier, finement trempés tout au long d’une existence aventureuse. Pourtant, il se sentait pressé de se retrouver chez Bill, en sécurité. En sécurité contre qui, contre quoi ? Il n’osait répondre avec précision à cette double question qu’il se posait.
L’appartement londonien de Ballantine se trouvait installé sous les combles, au dernier étage d’une vieille maison qui en comportait quatre. Doté de tout le confort moderne, reconditionné avec un goût tout britannique pour les meubles de bois sombre et les cuirs patinés, ce logis avait tout pour plaire à Morane qui, parfois cependant, s’inquiétait de ce que son ami l’eût ainsi installé sous les combles. La réponse était invariablement la même : « C’est parce qu’il n’y a pas d’ascenseur, ce qui m’oblige à grimper quatre étages… Excellent pour la ligne… » Cette déclaration n’avait rien d’étonnant en soi, car Bill Ballantine avait une tendance marquée à l’embonpoint.
Pressant le pas – Bob pour échapper à son inquiétude, Bill pour se rapprocher du night cap – les deux amis atteignirent l’habitation de l’Écossais.
Ils grimpèrent les quatre étages et Bill, tirant sa clef de sa poche, ouvrit la porte de l’appartement. Aussitôt, une bouffée d’air frais les frappa au visage, au lieu de la tiédeur à laquelle ils s’attendaient.
— Tiens, fit Ballantine, le chauffage se serait-il éteint ?
— On dirait plutôt que tu as laissé une fenêtre ouverte, dit Morane. Je sens comme un courant d’air…
— Si j’avais ouvert une fenêtre, commandant, je m’en souviendrais… Vous savez que je suis plutôt frileux…
En parlant, Bill cherchait l’interrupteur placé près de la porte. Il cliqueta, mais aucune lumière ne jaillit.
— Tiens ? fit l’Écossais. Est-ce que les plombs auraient sauté en plus ?
Ces deux faits, minimes en soi, mais insolites, ravivèrent soudain les craintes de Morane. Fouillant la poche de son trench, il en tira la torche électrique miniature qui ne le quittait jamais, et il en poussa le bouton de contact. Presque en même temps qu’elle s’allumait, Bob entendit le battement de la porte que Ballantine refermait derrière lui… Au même moment, le géant lançait un avertissement.
— Commandant !… Attention !…
À travers le corridor d’entrée, deux silhouettes avaient bondi, celles d’hommes vêtus de noir et brandissant de longs coutelas.
Morane eut juste le temps de faire un saut de côté pour éviter une des lames pointées vers sa gorge et qui alla s’enfoncer dans le chambranle de la porte. S’appuyant à la muraille, Bob lança un kagato-até à la poitrine de son agresseur. Celui-ci, quand le talon du Français l’atteignit au plexus solaire, poussa un cri de douleur. Bob avait lâché sa lampe qui, tombée sur le tapis, éclairait le corridor de sa lumière indirecte. Il vit un visage grimaçant, livide, de Chinois. Un visage d’homme et qui, pourtant, semblait n’avoir rien d’humain.
Le kagato-até avait été efficace. L’agresseur sembla se recroqueviller sur lui-même, à la façon d’un pneu qui se dégonfle. Il lâcha son arme et roula sur le plancher, où il demeura étendu, en haletant.
De son côté, l’autre assaillant s’était précipité, l’arme haute, sur Bill. Mais le colosse, pas plus que son ami, n’était homme à se laisser intimider. D’un revers de l’avant-bras, il bloqua l’attaque de l’adversaire, auquel de sa poigne de fer il enserra aussitôt le poignet. Pendant quelques instants, les deux hommes luttèrent silencieusement, puis il y eut le claquement sec d’un bras qui se brisait et le coutelas chut sur le sol. De la pointe du pied, Ballantine repoussa l’arme au loin pour, presque en même temps, frapper de son énorme poing son adversaire au menton. Un instant soulevé de terre, l’homme s’affaissa d’un coup, comme un vieil épouvantail.
Morane avait eu tort de suivre les gestes de Ballantine et de croire son propre adversaire hors de combat, car il s’était relevé soudain, non pour attaquer à nouveau, mais pour fuir à travers l’appartement. Cela fut si brusque qu’il avait déjà quitté le corridor quand Bob se lança à ses trousses. Il l’entendit se cogner aux meubles devant lui et se diriger vers la cuisine. Quand, tâtonnant dans l’obscurité, Morane y pénétra à son tour, ce fut pour se rendre compte que la fenêtre en était grande ouverte, ce qui expliquait le courant d’air froid perçu tout à l’heure.
Aussitôt, Bob gagna la croisée, qui s’ouvrait sur les toits et une étroite ruelle où un lampadaire électrique mettait toute sa puissance à percer le brouillard sans parvenir à créer autre chose que de vagues opalescences.
Presque immédiatement, Morane aperçut le fuyard, qui s’avançait sur la corniche d’un toit prenant appui sur la muraille, à peu de distance de la fenêtre. Le brouillard poissait tout et les tuiles devaient être glissantes comme des morceaux de glace. Quant à la corniche qui datait de pas mal d’années, elle pouvait à tout moment s’effondrer sous le poids d’un corps humain. Ce fut pour ces deux raisons que Bob s’abstint de se lancer à la poursuite de son agresseur, se contentant de lui crier un avertissement.
— Vous allez vous casser les reins… Revenez…
En entendant ces mots, qu’il parut ne pas comprendre, le fuyard se mit à courir sur la corniche. Soudain, celle-ci céda sous lui et, sans un cri, il tomba dans la ruelle où son corps s’écrasa, douze mètres plus bas, avec un bruit sourd d’os rompus.